GRAIN DE SABLE
Au Marquis de Sable
Le littoral a toujours été une source de fascination.
Flux et reflux livrent un bercement comme une marque d’éternité. Mais non, notre perception et notre échelle temporelle nous égarent. Transformations, changements, évolutions sont permanents sous l’influence de la chaleur, du froid, du vent, des courants, des marées, de la flore et de la faune locales. Les plages se transforment, se déplacent ou disparaissent.
Le grain de sable est au coeur de ces mouvements.
Le pauvre a mauvaise réputation ! Il bloque facilement l’engrenage de la plus fine mécanique, le déroulement d’une action ou le plus subtil des raisonnements. Il pique les yeux, chatouille le nez , peut gêner la marche , affecter notre corps. En fait, il pousse à réagir, à réfléchir, à trouver des solutions.
A-t-on déjà mesuré la distance parcourue par un grain de sable dans le monde ?
On le désigne de jolis noms qui indiquent la diversité des ses origines : quartz, micas, feldspath, granite, sable noir des volcans, sable blanc des débris de coquillages.
Détaché de son rocher d’altitude, le voici qui chute dans le torrent voisin avant d’entamer le long et tumultueux périple qui le conduira jusqu’à la mer ou l’océan. Le vent peut l’emmener vers le ciel, le déposer dans la prairie ou sur les cimes. Sera-t-il collé aux semelles des promeneurs avant d’être déposé sur le paillasson? Repartira-t-il de plus belle lors du ménage?
Sait-on ce qu’un grain de sable a pu observer depuis son détachement originel ?
On peut l’imaginer comme témoin de la vie et de la mort. Il mesure la folie des hommes : guerres, batailles sur terre comme sur mer, naufrages, accidents, pollutions humaines diverses. Mais c’est aussi le complice des bonheurs du farniente sur la plage. Il accueille la joie des rencontres et les plaisirs des amours d’été. Il se réjouit des jeux d’enfants: châteaux de sable, courses folles sur la plage, sauts dans les flaques à marée basse, roulés-boulés au bas des dunes.
Le grain de sable contribue à notre environnement et à notre habitat : il est au coeur du ciment et du béton de nos constructions.
La pentadine ou méléagrine , fera son travail d’huître perlière autour du grain pour produire une jolie perle !
D’autres grains seront libres, continueront à voyager de par le monde ou disparaîtront, se fondant dans l’univers.
Ainsi j’évoquerai un destin particulier, inspiré par l’histoire magnifique de Danny Boodmann T. D. Lemon Novecento, pianiste sur l’océan, de l’ « Atlantic Jazz Band » à bord du Virginian qui sillonnait les mers dans les années trente.(1)
Son piano à queue se tenait dans la grande salle de bal des 1ères classes. Par une nuit de très forte tempête, Novencento était à son clavier, son ami trompettiste assis près de lui. Malgré la puissance des lames qui secouaient le bateau, il jouait tranquillement et décida de débloquer les freins du piano. Ce dernier commença a glisser lentement sur le parquet de la salle en suivant le tangage et le roulis du navire chahuté. Puis, la musique s’accéléra et se mit à conduire ce drôle d’équipage en tous sens.
Ils commencèrent à danser sur l’Océan…
Tout à coup, à la suite d’une fausse manoeuvre, l’instrument fracassa violemment une baie vitrée. Le vent s’engouffra par l’ouverture et déposa un grain de sable sur la table harmonique du piano.Tout ébouriffé, mais bien installé, il écoutait, fasciné, la musique de ce virtuose qui se poursuivait.
Petit Grain appréciait chaque soir ces magnifiques concerts. Comme Novecento, il s’enrichissait de l’observation et des conversations des passagers. A partir de la grande salle de bal, ils voyageaient ensemble à travers le monde entier.
Novecento, né sur ce bateau, en connaissait chaque recoin et n’avait jamais voulu quitter le navire ni s’aventurer à terre. Petit grain se cachait quand venait l’heure du ménage et du redoutable aspirateur, bien décidé à garder cette place privilégiée. Il admirait la douceur et la gentillesse de Novecento.
La soirée la plus mémorable se déroula durant l’été 1931. Un dénommé Jelly Roll Morton, se disant l’inventeur du jazz, monta à bord et lança un défi à Novencento : un duel au piano dans la grande salle de bal. Qui serait le meilleur?
JRM joua le premier, un ragtime. Petit Grain apprécia le morceau joué avec une grande facilité, exprimant toute la moiteur du sud des Etats-Unis dans les bordels de luxe.
Novecento joua simplement une chanson enfantine ; Petit Grain fut tout ému par tant de délicatesse et d’amour.
JRM enchaîna avec un blues, déclenchant l’émotion et les larmes du public attentif.
Novecento rejoua ensuite ce blues à l’identique sans état d’âme. La partie était rude, la joute se poursuivit.
Cette fois, JRM excédé passa à la vitesse supérieure. Les vibrations du piano enchantaient Petit Grain. Il sautait d’un bord à l’autre du piano, virevoltait, suivait les mouvements des marteaux. C’était un vrai parc d’attractions aux manèges extraordinaires. Il bondissait d’une corde à l’autre, gambadait, caracolait, sautillait.
Puis Novecento, subissant quelques sifflets et plaisanteries du public, décidé à mettre fin à ce concours, se lança.
Trente secondes d’une virtuose folie furieuse!!
Petit Grain bondissait de nouveau de cordes en cordes suivant le rythme effréné, emporté par les sons, pirouettes, sauts périlleux, train d’enfer sur les marteaux du piano. Il s’étourdissait, s’enivrait pleinement de cette musique incroyable, époustouflante…Il n’avait jamais entendu chose pareille. Les cordes étaient chauffées à blanc ! Le public ébahi, sidéré un temps, se déchaîna, applaudissant à tout rompre, hurlant. Le défi était remporté !
Petit Grain savourait ce moment de grâce. Trente secondes inoubliables.
La vie se poursuivait sur le « Virginian », tout tranquillement, jusqu’à ce que la guerre éclatât. Le bateau fût transformé en navire-hôpital. Petit grain était terrorisé et tremblait quand tombaient les bombes. Novecento s’accrochait à son piano; la musique était présente pour conjurer la peur, apaiser la souffrance des blessés et lutter contre la folie des hommes. Le paquebot portait les marques de cette guerre, de ces terribles combats. De retour à Plymouth, il serait désarmé, vidé et coulé au large. Petit Grain s’inquiétait pour Novecento.
Était-ce la fin de leur aventure?
Novecento hésitait, que ferait-il?
Dans la grande salle de bal silencieuse, il caressait tendrement son clavier ce matin là. Il porta alors son regard dans le ventre du piano et fut saisi par l’éclat de Petit Grain qui scintillait au soleil. Il le prit délicatement au creux de sa main et comprit d’un seul coup.
Après tant d’années sur ce navire, c’était le moment de découvrir et d’appréhender directement la réalité du monde : la majesté des montagnes, la beauté furieuse des torrents, le mystère des forêts, l’agitation des métropoles…La vie l’appelait, la vie réelle, intense, extraordinaire : se tenir en son coeur à tout instant ! Il fallait quitter l’océan, changer de point de vue, être au milieu du tableau, ressentir, éprouver, partager, aimer ou détester.
Novecento rencontra le commandant à la passerelle et lui demanda où trouver un petit écrin. Le commandant, surpris, l’entraîna dans sa cabine et lui en offrit un. Novecento installa Petit Grain sur le coussinet de satin et dit :
« Je t’emmène, partons ! »
La précieuse boîte glissée dans sa poche, il descendit la passerelle et mit pied à terre.
Une nouvelle vie commençait…
« To see the world in a grain of sand,
and to see heaven in a wild flower,
hold infinity in the palm of yours hands,
and eternity in an hour ».
William Blake
« Auguries of Innocence »
« Voir le monde dans un grain de sable
et voir le paradis dans une fleur sauvage,
tenir l’infini au creux des mains
et l’éternité dans une heure ».
(1) Novecento: pianiste. Alessandro Baricco. Folio n° 3634
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